Les travaux primés au Prix Crédit Agricole d’histoire des entreprises

Les onze premières années du Prix Crédit Agricole d’histoire des entreprises

(en partenariat avec la revue Entreprises et Histoire)

Pierre-Antoine Dessaux (Université de Tours)

Voici une brève synthèse des travaux qui ont été primés sur cette période non pas tant pour en tirer un bilan, mais pour observer les directions prises par les recherches des lauréats et les choix du jury. Il ne s’agit pas de dresser un bilan mais d’observer un sillon.

Les travaux des candidats reflètent l’état de la recherche mais les lauréats traduisent également les choix du jury, lequel, il faut le rappeler, n’est pas uniquement constitué d’universitaires.

Sa composition a évolué au cours du temps mais les représentants du Crédit Agricole et de leurs partenaires y ont toujours joué un rôle déterminant,

Les travaux des lauréats ont donc toujours su susciter leur intérêt.

C’est un point important et je pense que c’est une des forces du prix.

Le jury a eu en onze ans beaucoup de travail puisque ce sont près de 80 candidatures qui ont été examinées avec attention et bienveillance.

On peut d’ailleurs constater que le vivier des candidatures reste remarquablement stable, entre 7 et 10 candidatures par an, qui ne portent en général que sur des travaux déjà distingués par les jurys de thèse ou d’habilitation, donc sur des travaux de très bon niveau,

Cette stabilité du nombre de candidats traduit l’ancrage du thème de l’entreprise dans les recherches en sciences humaines, ancrage auquel ce prix comme les efforts faits depuis plusieurs années pour rendre accessibles des archives des entreprises industrielles et commerciales et des grandes banques a clairement contribué.

Le jury a donc dû choisir parmi des travaux de bonne voire très bonne qualité, la tâche a été des plus ardue car il a fallu régulièrement arbitrer entre deux ou trois manuscrits qui se distinguaient des autres.

Ces difficultés somme toute assez agréables ont conduit à décerner douze prix en onze ans mais aussi à décider de 6 mentions spéciales qui ont été dotées d’aides à la publication. Il y a donc eu 18 lauréats sur cette période.

Si l’on ajoute à cela que 22 des candidats non retenus ont à ce jour été publié, on peut observer que près de la moitié des candidats au prix d’Histoire des Entreprises ont été mis en position de publier leur travaux sous la forme d’un livre.

Je pense qu’il faut souligner qu’il s’agit d’une proportion considérable dans le champ des sciences humaines et qui reflète autant la qualité des travaux que l’intérêt reconnu pour leur diffusion.

Il ne s’agit évidemment que rarement de best-sellers, mais tous ces travaux ont au moins l’avantage de se retrouver dans les catalogues de bibliothèques universitaires et de contribuer à diffuser les connaissances sur les mondes des entreprises et sur la diversité des secteurs d’activité à de larges publics.

Venons-en maintenant aux sujets qui ont été soumis et retenus par le jury.

Les travaux sur lesquels le jury a eu à se pencher sont très variés. Ils ont aussi bien porté sur l’histoire financière et bancaire que sur celles des industries de biens de consommation, du commerce, des productions agricoles et alimentaires, des matières premières, du BTP ou des infrastructures. Les angles d’étude ont été variés : études d’entreprise, de secteur, de métiers, de fonctions, de produits, de groupes de salariés ou d’entrepreneurs, études des institutions et de la régulation des activités ou encore de l’action de l’État.

Comme le prévoit le cahier des charges du prix, les travaux retenus se sont toujours caractérisés par la présence d’une étude précise d’entreprises ou d’institutions liées aux entreprises, fondée sur des sources internes, qu’il s’agisse d’archives, d’entretiens ou d’observations.

Les approches des lauréats sont très diverses : études monographiques ou sectorielles, études de réseaux d’acteurs, des approches purement historiques ou des approches dans lesquelles la mise en perspective historique permet de suivre la genèse d’une configuration actuelle ou d’observer des dynamiques d’adaptation.

Par contre le jury a toujours tranché en défaveur des travaux qui se contentent de mobiliser l’histoire aux seules fins d’une contextualisation, laquelle repose le plus souvent sur une synthèse des travaux existants.

Là encore le jury a été attentif, comme l’invite le cahier des charges, à l’originalité de la démarche qui implique pour la partie historique d’exploiter une documentation nouvelle ou selon une démarche renouvelée.

Au final les travaux des lauréats ont porté :

– sur les matières premières avec les travaux de Yann Bencivengo (2010) sur la construction de la filière Nickel en Nouvelle-Calédonie, ceux de Eric Tisserand (2016) sur celle du bois dans le Jura,

– sur les industries de biens de consommation : le textile bien sûr (Jérôme Rojon 2008, Jean-Michel Minovez 2009) mais aussi l’équipement des ménages (Godin, Jessica dos Santos 2013 ; Eric Tisserand 2016 pour la partie mobilier, Bruno Prati pour les objets en fonte), les produits culturels (Viera Rebolledo-Dhuin, 2012), la télévision (Isabelle Gaillard 2010), le luxe (Thomas Figarol, 2015 sur le diamant),

– sur les industries alimentaires et en particulier sur l’activité fromagère dont il vient d’être fait mention : Anne-Line Brosse sur la fromagerie auvergnate 2015, Sylvie Vabre 2011 sur la filière Roquefort. Ces travaux viennent heureusement compléter une bibliographie qui reste assez maigre sur l’histoire de ces activités,

– sur l’invention du patrimoine industriel avec la thèse d’ Emmeline Schaccheti sur la saline d’Arc et Senan en 2014,

– sur le transport : Jean-François Grevet sur le camion 2007 et aujourd’hui ceux de Bernard Doessant sur les transports pétroliers 2017,

– travaux sur le cadre institutionnel dans lequel agissent les entreprises, avec le mémoire d’habilitation de Claire Lemercier sur l’ancrage social des tribunaux de commerce, 2012

– travaux sur les cadres des entreprises : le travail d’Hervé Joly de 2009 sur les trajectoires des cadres dirigeants des grandes entreprises françaises ou encore l’étude du rôle de l’ingénieur dans le processus d’innovation au sein de la grande entreprise avec le cas de Pierre Bézier chez Renault étudié par Alain Michel (2016), ou enfin les travaux de Nadège Vezinat sur les conseillers financiers de la Poste.

Pour un prix porté par le Crédit Agricole, on pourra s’étonner du peu de lauréats dont les travaux portent sur le monde de la banque et de la finance.

Cela montre d’abord que le jury n’a jamais fait preuve de campanilisme et je peux témoigner qu’il s’est montré exigeant pour les travaux touchant à ces domaines, en particulier pour ce qui relève de leur originalité,

Cela tient d’autre part à la fin d’un cycle de recherches qui a permis de mieux comprendre l’histoire du monde bancaire, mais ce cycle pourrait être relancé par des travaux sur la banque coopérative pour lesquelles des recherches restent à mener et qui semblent susciter un nouvel intérêt comme le montrent les travaux de Jean Guillemin, sur la caisse du Crédit Agricole de la Côte-d’Or, mais il n’était pas candidat au prix, ou ceux de Sophie Lefranc-Morel sur la Caisse de Loire Haute-Loire.

L’absence de lauréats sur l’histoire bancaire tient enfin au fait que la dimension financière et bancaire est largement présente dans nombre de travaux qui portent sur de tout autres secteurs. La question des réseaux et conditions de financement, celle du crédit sont généralement abordées, de même que celle de la place de l’actionnaire bancaire dans la vie des entreprises.

C’est en effet grâce aux efforts qui ont été faits pour rendre accessibles les archives des banques que les chercheurs ont pris l’habitude de ces préoccupations et ces points de vue sur les activités qu’ils ont à décrire. C’est un acquis que l’on peut espérer durable et qui contribue à mieux estimer le rôle des banques dans la vie économique.

En cherchant à synthétiser les thèmes qui ont été traités par les lauréats je vois deux axes principaux dans cette collection de travaux.

On a d’une part des apports sur les dynamiques de filières d’activité et d’autre part des éclairages sur l’ancrage territorial des entreprises,

Ces deux thèmes ne sont pas exclusifs l’un de l’autre mais sont présents dans l’essentiel des approches historiques.

La mise en perspective historique qu’elle porte sur quelques décennies ou plus d’un siècle, permet en effet d’observer les acteurs et les modalités de constitution d’une filière d’activité et son adaptation, réussie ou non, à un environnement qui évolue.

Dans son étude du marché de la télévision en France, Isabelle Gaillard met ainsi en avant successivement le rôle de l’État pour les premiers choix techniques et les investissements d’infrastructure qui permettent la naissance d’une industrie, puis viennent les institutions de crédit à la consommation qui portent la diffusion du produit télévision et enfin celui des diffuseurs qui apportent la massification des usages.

Le travail de Sylvie Vabre permet quant à lui d’observer comment la filière Roquefort se reconfigure autour de l’affinage et des caves au milieu du XIXe siècle. La production et la commercialisation du Roquefort étaient jusque-là entre les mains des éleveurs qui mobilisaient les caves en fonction de leur besoins. C’est suite à la menace de la formation d’un monopole sur la collecte du lait que les caves se regroupent en société et deviennent le cœur de la filière. Elles apportent ensuite une capacité commerciale qui transforme radicalement la diffusion du produit.

Le travail de Yann Bencivengo expose, lui, la création de la filière du nickel en Nouvelle-Calédonie qui associe sur place des aventuriers du développement minier qui apportent des solutions aux divers problèmes posés par une telle exploitation, à commencer par celui du déficit de main-d’œuvre, et des investisseurs métropolitains capables d’organiser un marché qui est nouveau, puis qui prennent la main sur la totalité de l’exploitation.

Les travaux des lauréats apportent par ailleurs pratiquement tous un éclairage sur l’insertion des entreprises ou des filières dans les territoires.

Cela tient aux sujets qui portent désormais plus régulièrement sur des entreprises de petite et moyenne dimension, ce qui impose de s’intéresser à leur environnement car elles ne sont en mesure ni de le reconfigurer selon leurs besoins, ni d’en faire abstraction,

Cela tient également aux questionnements que pose la recherche en histoire des entreprises à cette notion de territoire.

C’est un questionnement, il faut le rappeler, qui a été porté par les travaux de Jean-Claude Daumas, professeur émérite à l’université de Franche-Comté, et qui influence nombre de jeunes chercheurs.

Ainsi Viera Rebolledo-Dhuin, mention spéciale 2012, suggère de relire l’histoire de la librairie parisienne non pas comme une histoire de la concurrence pour le petit marché du livre mais comme une histoire de familles et d’alliances au sein de quartiers au travers des relations de crédit que les maisons d’édition nouent entre elles, ce qui leur permet de soutenir les immobilisations et les investissements qu’implique cette activité.

L’importance des territoires est centrale pour les travaux de Jérôme Rojon ou de Jean-Michel Minovez sur les industries textiles de l’Isère et du Midi, qui exposent comment dans ces deux cas, assez emblématiques, une industrie disséminée peut s’adapter en mobilisant les ressources locales pour faire évoluer ses productions et conserver des débouchés face à une concurrence industrielle qui devient déterritorialisée.

Sur un tout autre plan, la lauréate 2012, Claire Lemercier, montre comment l’ancrage local des tribunaux de commerce et de ses juges permet de construire une justice spécifique voire étrange mais efficace car reconnue par le monde du « commerce » dont elle est l’émanation.

Pour clore ce panorama, je voudrais signaler les éclairages qu’apportent les travaux primés qui ont été consacrés à l’étude d’entreprises coopératives

Le plus récent, non encore publié, est celui que Thomas Figarol a consacré à l’industrie du polissage du diamant à Saint-Claude avant 1914.

Nous sommes en terre connue pour son intérêt pour la forme coopérative et sur une activité qui s’inscrit dans le travail de façonnage très présent à Saint-Claude et dans ses environs à la fin du XIXe siècle.

L’activité de polissage du diamant s’ancre à Saint-Claude à partir des années 1890 quand se développe l’extraction de diamants en Afrique du sud.

L’insertion d’acteurs de Saint-Claude sur ce marché est sans doute liée aux réseaux internationaux qui existaient déjà pour les autres productions locales, dont les pipes et la taille de pierres précieuses, activités qui s’appuyaient sur l’importation de matières premières et la diffusion lointaine des productions.

A l’origine l’activité de polissage du diamant est aussi bien prise en charge par des patrons que par des coopératives de travailleurs.

La coopérative prend néanmoins une place centrale dans l’activité et contribue à lui donner ses caractéristiques et sa place internationale.

Comment expliquer cette prédominance des coopératives ?

Thomas Figarol invoque plusieurs éléments d’explication :

Tout d’abord une culture locale plutôt favorable à la forme coopérative.

La coopérative remplit par ailleurs plusieurs fonctions :

– elle permet d’échapper au travail à façon pour un patron et aux pressions qui sont faites sur les salaires,

– elle permet également de mettre en commun des moyens financiers qui vont leur permettre de tenir la chaine de l’activité depuis l’achat des pierres jusqu’à la vente des produits finis.

Les moyens étant limités, les coopératives de Saint-Claude se positionnent plutôt sur le marché du second choix, moins onéreux, qu’elles vont contribuer à structurer,

Mêmes s’ils sont limités, ces moyens sont plus importants que ceux des patrons et permettent à la principale coopérative de disposer d’un acheteur permanent sur la place de Londres qui est un des cœurs du marché.

Enfin du fait de leur pratique salariale et de leur volume d’activité, les coopératives assèchent le marché de l’emploi local et empêchent de fait les patrons de leur faire concurrence en baissant les salaires : ils ne parviennent pas à embaucher.

Au final les coopératives de Saint-Claude parviennent à imposer une forme de régulation de l’activité aussi bien au niveau local qu’entre les places de traitement du diamant en jouant sur la solidarité ouvrière.

Elles contribuent à structurer depuis Saint-Claude le marché mondial des diamants de second choix dont elles ont le leadership avant 1914

Je terminerai par l’exemple de la société du Familistère, plus connue sous le nom de Godin, et étudiée par Jessica dos Santos, dont le manuscrit est paru en 2016, et dans lequel elle étudie le devenir de cette société de la mort du fondateur en 1888 jusqu’à son rachat en 1968.

La société conçue par Godin n’était volontairement pas une coopérative : Godin défendait l’idée d’une hiérarchie selon le mérite qu’il mettait au cœur de sa vision de l’entreprise comme un outil d’émancipation de la classe ouvrière. La société du Familistère était une société en commandite avec des statuts complexes destinés à assurer la promotion des méritants et à susciter l’engagement des ouvriers dans la gestion de l’entreprise.

Pour autant à la mort de Godin le fonctionnement de la société tend à la mise en place d’un fonctionnement de type plus classiquement coopératif du fait de l’importance de l’affectation des bénéfices aux dépenses sociales destinées aux sociétaires. Les décisions prises par la gérance sont ainsi progressivement déterminées par la nécessité de soutenir ces dépenses pour pérenniser les avantages concédés aux sociétaires.

Ce fonctionnement tient tant que l’entreprise n’est pas confrontée à la nécessité d’investir pour renouveler ses produits et s’adapter au marché.

Quand cette nécessité s’impose à partir de la fin des années 1950, les décisions ne suivent pas et l’ensemble s’effondre sous le poids de ses charges.

Si l’on suit l’analyse de Jessica dos Santos, le cas Godin constitue finalement un exemple de société coopérative à laquelle il a manqué la capacité de dégager un horizon d’intérêt général au risque de bousculer les intérêts des sociétaires et de remettre en cause les avantages sociaux qui leurs étaient accordés.

Ce défaut tient largement à la clôture du vivier des sociétaires sur lui-même et à leur manque d’intérêt pour d’autres questions que leurs avantages immédiat.

Cette trajectoire d’entreprise invite donc à considérer l’importance du maintien d’une dynamique de développement ou d’ouverture à de nouveaux sociétaires pour éviter à la forme coopérative de se refermer sur la défense d’avantages qu’elle peut accorder.

Voilà donc de façon la plus brève possible, et peut-être un peu décousue, des exemples saillants et les éléments de réflexion que je retiendrai en première analyse de cet ensemble riche et variés mais pas totalement disparate constitué par les lauréats choisis par le jury du prix Crédit Agricole d’histoire des entreprises sur ces onze années.

29 juin 2018